SECTION 1 : LE DIAGNOSTIC DE L'INEFFICIENCE DU DROIT VOUE A L'EMPLOI DE LA LANGUE FRANçAISE
L'étude de la langue française souffrirait de lacunes, si elle ne contenait pas un jugement sur l'efficacité du droit de la langue française. Il faut tout d'abord souligner l'effort produit par l'Etat qui a pris conscience de la nécessité de protéger et défendre la langue française face à la menace de l'expansion de la langue anglaise, en engageant une politique visant à procurer à la langue française un statut juridique cohérent dans un domaine resté en jachère depuis la Révolution. Pourtant, force est de constater la portée limitée du droit de la langue française et l'inefficacité de son application.
I - LES RAISONS D'UN ECHEC ANNONCE
L'une des raisons qui ont conduit à l'adoption d'une nouvelle loi en 1994 de portée générale est l'insuffisance du dispositif juridique adopté à partir de 1975. Or, on verra, que les modifications apportées au droit antérieur sont très légères et dans bien des cas inexistantes et de toute façon insuffisantes pour rendre le droit de la langue française efficace.
A - L'INSUFFISANCE DES DISPOSITIONS DU DROIT DE LA LANGUE FRANCAISE
Le droit relatif à l'emploi de la langue française et notamment la loi du 31/12/1975 de portée générale abrogée aujourd'hui s'est révélé inefficace dans ses dispositions et dans son application. En effet, le droit de la langue française adopté dans les années 70 n'a pas tenu " devant les réalités économiques et sociales de ce monde ".[180] Pour expliquer cet échec, plusieurs facteurs sont mis en avant. La question des sanctions est importante, elle va revenir à de nombreuses reprises dans les débats relatifs à la loi de 1994. Beaucoup ont le sentiment, à tort ou à raison, que le sort de la loi se joue sur les sanctions. En d'autres termes, l'efficacité du droit serait liée à la gravité de sa violation et par conséquent de sa sanction. En premier lieu, cette loi n'avait pas toujours prévu des sanctions à l'appui des obligations qu'elle instituait. C'était le cas, notamment, des dispositions relatives à la rédaction des contrats de travail, aux offres d'emploi publiées par voie de presse ou aux contrats passés par une personne publique. En deuxième lieu, lorsqu'une sanction était prévue, ou bien elle s'est révélée difficile à mettre en oeuvre, ou bien elle est apparue inadaptée aux objectifs poursuivis. Ainsi, le remède à l'inefficacité serait évident : il suffirait d'un côté de limiter les chances d'impunité des contrevenants, et de l'autre d'augmenter le poids des sanctions. Un autre argument est avancé pour expliquer les raisons d'un tel échec. Il tiendrait au fait que les dispositions de la loi auraient déjà été trop contraignantes dans un domaine régi par l'usage et la liberté d'expression.[181] Cela revient à dire qu'une loi relative à l'emploi de la langue française ne peut qu'échouer. Si la loi de 1994 connaît le même sort que celle de 1975, peut-être cette explication sera-t-elle la bonne. Dans ce cas, c'est l'approche de la matière par l'Etat qu'il faudrait revoir. L'échec de la loi de 1975 tient également à sa mauvaise application.
B - LA MAUVAISE APPLICATION DU DROIT DE LA LANGUE FRANçAISE
Les infractions aux dispositions de la loi du 31/12/1975, pourtant nombreuses, n'ont été que très rarement poursuivies; et lorsque des sanctions ont été prononcées, elles n'ont pas eu l'effet dissuasif espéré. En effet, au regard des résultats de l'application de la loi de 1975 fournis par la Direction de la Consommation et de la Répression des Fraudes, le bilan quantitatif des poursuites et des condamnations est tout à fait dérisoire. Il reflète la non application des sanctions prévues par la loi et non son bon respect.
Les résultats des dossiers établis et des condamnations prononcées à la suite d'infractions constatées à la loi du 31/12/1975 sont les suivants[182] :
1982 : 266 procès verbaux d'infractions.
42 condamnations prononcées.
1983 : 251 procès verbaux d'infractions.
187 décisions dont 174 condamnations à des amendes
d'un montant total de 373 711 francs.
1984 : 187 procès verbaux d'infractions.
176 condamnations pour un montant de 375 000 francs
auxquels s'ajoutent 6 classements, 3 relaxes, 1 amnistie,
1 dispense de poursuite et 5 sursis.
1993 : 356 procès verbaux d'infractions.
15 condamnations, 191 avertissements et 65 procès
verbaux transmis au Parquet.
Ces résultats, par leur modestie, sont révélateurs des défauts essentiels présentés par le droit de la langue française. D'une part, les agents de la Direction Générale de la Consommation et de la Répression des Fraudes ont considéré les infractions à la loi de 1975 comme des fautes "vénielles" et trop nombreuses pour pouvoir être sanctionnées. Les magistrats ont, semble t-il, éprouvé les mêmes doutes. Le Ministère Public, le plus souvent, s'est abstenu de poursuivre. La plupart des jugements sont donc intervenus sur plaintes d'associations notamment de l'AGULF, qui a été très active pour faire respecter le droit de la langue française. Ce sont près d'une centaine d'actions en justice qui ont été en effet engagées par l'AGULF soit directement, soit en se constituant partie civile aux côtés de consommateurs lésés. Ainsi, l'AGULF a poursuivi EVIAN pour son " Fast drink des Alpes ", et VITTEL pour son " Lemtea ". Le 8/02/1983, elle obtient la condamnation de l'Opéra de Paris à 100 francs d'amende et 2300 francs de dédommagement pour avoir, le 14 mars 1982 vendu salle Favart le programme en anglais du spectacle " Bulding Brown Sugar " donné par une compagnie néerlandaise également condamnée. Toutefois, le bilan incontestablement positif des actions engagées par cette association ne doit pas faire illusion. Les poursuites ne peuvent être que numériquement minimes par rapport aux infractions, et les sanctions obtenues limitées. D'autre part, l'absence d'un véritable statut juridique de la langue française faisait défaut. En effet, aucun texte d'ordre constitutionnel ne prévoyait de dispositions applicables en matière de langue française. Par conséquent, pour pallier cette inefficacité, l'Etat a manifesté la volonté de le modifier. Ainsi, le 4/08/1994, la France s'est dotée d'une nouvelle loi de portée générale relative à l'emploi de la langue française.
II - LES MODIFICATIONS APPORTEES AU DROIT ANTERIEUR
La loi du 4/08/1994 destinée à se substituer à la loi du 31/12/1975 dont elle élargit le champ d'application et renforce les dispositions devait permettre de relancer la politique linguistique de la France et de manière efficace.
A - LES INNOVATIONS OPPORTUNES ADOPTEES
L'une des raisons de l'échec de la loi de 1975, qui a conduit à l'adoption d'une nouvelle loi, est l'inadaptation de son régime de sanctions[183]. D'une part, l'arsenal répressif se limitait aux sanctions peu élevées prévues par le Code de Consommation, d'autre part, aucun droit particulier n'était reconnu aux associations de défense de la langue française.
1) LES DIFFERENTES MODIFICATIONS ENVISAGéES
La loi du 4/08/1994 innove sur ces deux points puisqu'elle prévoit des sanctions pénales spécifiques et un droit pour les associations agréées de se porter partie civile devant les tribunaux. En effet, la loi de 1994 tend à instituer un régime de sanctions autonomes et plus dissuasives pour les infractions à la loi. En outre, les associations régulièrement déclarées se proposant par ses statuts de défendre la langue française peuvent exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les infractions aux dispositions de la loi de 1994.[184] Cette mesure constitue une modification intéressante notamment parce qu'elle peut par l'intermédiaire des associations de défense de la langue française augmenter le contentieux et ainsi obliger les juges à se prononcer sur les questions relatives à la langue française, à sanctionner les violations à la loi, entraînant ainsi l'édification d'un corps de décisions d'une grande autorité notamment si la cour de cassation est saisie d'une telle question. Elle est donc susceptible de pallier à l'immobilisme de la Direction Générale de la concurrence et de la répression des fraudes qui n'a jamais eu jusqu'à présent les moyens et sans doute la volonté de mener une croisade contre les violations massives au droit de la langue française. Cependant, les modifications apportées au droit antérieur ne sont pas suffisantes pour espérer une application efficace de ce texte.
2) L'INSUFFISANCE DES MODIFICATIONS APPORTEES AU DROIT ANTERIEUR
Le gouvernement doit communiquer chaque année aux Assemblées, avant le 15 septembre, un rapport sur l'application de la loi relative à l'emploi de la langue française.[185] Pour l'instant, le gouvernement n'a pas communiqué ce rapport notamment parce que la grande partie des dispositions de la loi de 1994 sont entrées en vigueur avec le décret du 3/3/1995 pris pour l'application de la loi du 4/08/1994.[186] Cependant, on peut déjà constater que les modifications apportées au droit de la langue française seront insuffisantes pour défendre efficacement la langue française.
Cette loi traduit la nostalgie d'une puissance perdue. Elle pèche par son caractère exclusivement défensif et par un recours trop systématique à la contrainte. En effet, l'Etat a par deux fois tenté d'édifier une sorte " de ligne Maginot " de la langue derrière laquelle la langue française serait à l'abri des intrusions étrangères. Ce sont donc toutes ces raisons qui laissent à penser que la loi de 1994 connaîtra le même sort que la loi de 1975, à une différence prés, c'est que la loi de 1994 a déclenché un concert de protestations de la part des médias, et des jeunes. Autant dire que cette loi n'a pas le soutien populaire escompté. Si l'on veut un jour qu'un tel texte ait une chance d'être appliquée, il faut changer son approche de la question et savoir susciter la confiance et l'adhésion du plus grand nombre à la défense de la langue française. Par conséquent, elle est a priori vouée à l'échec à moins qu'il existe d'autres solutions pour encourager son application et rendre efficace le droit de la langue française.
B - LES INNOVATIONS OPPORTUNES ENVISAGEABLES
La loi de 1994 a certes apporté des modifications positives à la loi de 1975, mais celles-ci ne semblent pas suffisantes pour être efficaces. L'inefficacité probable de cette loi met bien en relief toute la difficulté qu'il y a à vouloir régir et imposer l'emploi d'une langue par des normes assorties de sanctions pénales. En effet, l'Etat s'est placé sur le terrain du droit pénal pour sanctionner les violations au droit de la langue française. Or, l'inefficacité de la loi trouve en partie son explication dans l'inadaptation des sanctions pénales au domaine de la langue française, objet difficilement appropriable. Certes, a priori, les sanctions semblent dissuasives depuis les modifications apportées au droit antérieur. Cependant, pour qu'elles le soient dans les faits, il faudrait la réunion de plusieurs conditions qui ont manqué à la loi de 1975. En premier lieu, il faut une volonté politique de poursuivre toutes les infractions au droit de la langue française. En second lieu, il faut la volonté des magistrats d'appliquer les textes du droit de la langue française. En troisième lieu, il faut des peines adaptées aux hypothèses réglementées. Enfin, il faut le soutien des milieux professionnels et populaires pour qu'un tel droit soit appliqué efficacement. Par conséquent, un tel droit assorti de sanctions pénales est très difficile à appliquer notamment au regard de la violation massive des textes.
Aussi, et sans remettre totalement en cause l'approche répressive de l'Etat sur cette question, il existe une solution qu'il appartient aux juges d'accepter ou non à savoir qu'il serait sans doute opportun de rechercher sur le terrain civil une sanction en cas de violation des textes du droit de la langue française et notamment de la loi de 1994. La question que l'on peut se poser est de savoir si le juge peut dans le silence de la loi et dans la mesure où il en exprime l'intention, prononcer la nullité d'une relation contractuelle soumise à l'obligation d'emploi de la langue française ?
N'emportant que des conséquences pénales à l'égard de celui qui ne l'a pas respectée, cette obligation d'emploi de la langue française n'a, en elle-même aucune véritable portée civile. Ce qui ne veut pas dire qu'elle ne peut en avoir une. En effet, la nullité est en principe textuelle et expresse. Mais, il n'est pas contesté qu'un contrat puisse être annulé du seul fait qu'il s'est formé dans des conditions non conformes au droit positif. C'est ce que J.Ghestin évoque sous la dénomination " de nullité virtuelle ". Il est donc permis de se poser la question du fondement sur lequel la nullité du contrat violant l'obligation de la langue française pourrait être prononcée.
1) L'EMPLOI DE LA LANGUE FRANCAISE : CONDITION DE FORMATION DU CONTRAT
Le premier fondement qui peut-être invoqué consiste à dire que l'obligation d'employer la langue française se présente comme une condition de forme, de validité du contrat.[187] Or, imposer l'emploi de la langue française dans les contrats à peine de nullité, revient à exiger que tous les contrats soient constatées par écrit. En effet, l'emploi de la langue française n'est exigé dans les relations contractuelles uniquement si elles sont constatées par écrit. Le principe en ce domaine reste le consensualisme mais dés lors que le contrat est rédigé, l'emploi de la langue française s'applique. Par conséquent, cette obligation ne se présente pas comme une condition de validité du contrat même s'il s'agit d'une condition de forme non sanctionnée par la nullité. De plus, prononcer la nullité serait contraire à la volonté du législateur, à la sécurité juridique et au principe du consensualisme qui lorsqu'il est écarté, est expressément indiqué par le législateur. Il serait singulier d'admettre qu'un acte juridique dont la validité n'est pas subordonnée à la rédaction d'un écrit, soit néanmoins nul, au seul motif que les parties qui ont constaté leur accord par écrit ont employé une langue étrangère. D'autre part, la jurisprudence considère comme une simple exigence de preuve toute forme qui n'est pas expressément prescrite à peine de nullité.
Néanmoins, si le fait d'employer dans un écrit une langue étrangère n'a aucune influence sur l'existence du contrat, des problèmes de preuve se posent. En effet, comme certains l'affirment, le document contractuel rédigé en langue étrangère devrait être dépourvu de force probante. Cependant, considérer que le document contractuel rédigé en langue étrangère est dépourvu de force probante, revient dans la plupart des cas à faire posé la charge de la preuve sur celui que l'on veut protéger à savoir les salariés et les consommateurs.
2) L'EMPLOI D'UNE LANGUE ETRANGERE : VICES DU CONSENTEMENT
On peut également se demander dans quelle mesure l'inobservation de l'emploi de la langue française pourrait affecter le consentement donné et conduire à une nullité relative sur la base des articles 1108 et suivants du Code Civil.
Si le contrat est formé par le seul effet du consentement, celui-ci n'oblige que si la volonté de ceux qui l'ont donné est saine, c'est à dire si elle est exempte de vices. Ainsi, si le consentement est vicié, le contrat n'est pas valable. La loi a ainsi entendu protéger celui dont le consentement a été altéré en lui permettant de demander la nullité du contrat qu'il a conclu sous l'empire d'un vice du consentement. En effet, le consentement pour être valable suppose un accord entre des volontés suffisamment éclairées. C'est dans le cadre du contrat de consommation que le consentement risque le plus d'être vicié et qu'il a besoin d'être protégé afin qu'il soit donné en connaissance de cause. Dans la relation du professionnel et du consommateur, ce dernier est dans une situation d'infériorité. La vulnérabilité du consommateur est due au fait qu'en définitive, il n'a pas le choix, il doit consommer et, il lui faut se soumettre aux exigences du professionnel. L'information qui peut lui être donnée est évidemment le meilleur moyen pour celui-ci de s'évader de sa situation de faiblesse. Aussi, la jurisprudence puis le législateur ont mis à la charge du vendeur professionnel une obligation de fournir à l'acheteur toutes les informations susceptibles d'influencer la décision d'acheter.
Un consentement véritable nécessite une connaissance effective du contenu contractuel. Lorsque après s'être engagé dans les liens contractuels, une partie prend conscience de l'étendu de son obligation ignorée jusqu'à présent en raison d'un défaut d'information ou " d'une information en langue étrangère ", elle peut-être tentée de faire valoir qu'elle n'a pu donner qu'un consentement vicié, et donc sans effet. Par conséquent, le consommateur invoquera l'erreur commise en concluant le contrat. Il démontrera que l'information incomplète ou absente qui lui a été ou non fournie, lui a donné une fausse notion de la réalité. Il pourra aussi invoquer le dol résultant des manoeuvres du professionnel. Si ces fondements sont accueillis par le juge, celui-ci prononcera la nullité du contrat. Toutefois, le consommateur n'obtiendra l'annulation du contrat que si les éléments requis pour l'existence d'une erreur ou d'un dol par réticence peuvent être caractérisés, les tribunaux n'ayant pas le pouvoir d'inventer de nouveaux vices du consentement.
Le dol consiste en une manoeuvre ayant induit en erreur le cocontractant, cette erreur ayant été déterminante de la volonté de ce dernier. S'agissant du dol par réticence, celui-ci implique le silence notamment d'un professionnel sur une information qu'il connaît et devrait communiquer. Appliquer à notre hypothèse, on pourrait estimer qu'une information donnée en langue étrangère devrait être considérée comme une absence d'information. Par conséquent, cette réticence serait une cause de nullité dés lors qu'elle provoquerait une erreur de la part de son destinataire qui n'est pas présumé connaître la langue étrangère dans laquelle a été communiquée l'information. Reste que le dol est une faute intentionnelle. En effet, cette condition constitutive du dol pourrait constituer un obstacle à l'action du consommateur victime de la violation d'une obligation d'information. On peut donc estimer, que le fait de donner une information en langue étrangère qui doit déterminer la conclusion du contrat, peut constituer une manoeuvre dolosive tendant à créer une fausse apparence et ainsi induire en erreur le cocontractant.
L'erreur pourrait être également invoquée par le consommateur dés lors qu'une information communiquée en langue étrangère a déterminé son consentement. L'erreur commise par le consommateur, comme celle commise par tout contractant, doit pour entraîner la nullité du contrat, avoir porté sur la substance même de la chose, objet du contrat, ou sur ses qualités essentielles, avoir été déterminante de la volonté et enfin, ne pas être excusable. Ainsi, il pourra démontrer que l'information qui lui a été fournie lui a donné une fausse notion de la réalité.
Cette recherche d'une sanction sur le plan civil n'est pas exempte de critiques. Certains auteurs estiment en effet que cette " condition de forme " à savoir l'emploi obligatoire de la langue française imposée par le législateur, ne peut conduire qu'à l'application de sanctions d'ordre pénal en dehors de toute sanction civile. Ils pensent que dans certains cas les sanctions pénales ont précisément pour but de fournir une solution plus opportune que l'annulation du contrat. Cette sanction civile ne peut pas jouer un rôle préventif, souhaitable dans le domaine linguistique notamment parce qu'elle est de nature à dissuader les parties à agir en justice.[188] Reste à se prononcer sur la question de l'efficacité de la politique de création terminologique menée en France depuis les années 70 pour lutter contre la dégradation de l'intégrité de la langue française.
SECTION 2 : LE FAIBLE IMPACT DE LA CREATION TERMINOLOGIQUE
Le constat que l'on peut faire quant à l'état de la langue française depuis une trentaine d'années apporte la preuve de l'inefficacité de la politique de création terminologique menée par l'Etat. En effet, la pénétration de la langue française par des termes anglo-saxons s'est accentuée dans un certain nombre de circonstances de la vie courante et professionnelle. Cependant, il existe sans doute un espoir d'endiguer le processus de dégradation de la langue française et de relancer la politique d'enrichissement de cette dernière avec des termes nouveaux issus de la coopération terminologique entre les pays francophones afin de réduire les emprunts à des termes anglo-saxons pour désigner les réalités nouvelles. De toute façon, sans le soutien de la population, une politique de création terminologique ne peut qu'échouer dans un domaine où l'usage est et demeure souverain.
I - LE DIAGNOSTIC DE L'INEFFICIENCE DE LA CREATION TERMINOLOGIQUE
L'échec de la politique de création terminologique a été révélé par une enquête réalisée par la Revue " La Banque des mots " sur les effets de la création terminologique et sur les raisons de son échec.
A - LE CONSTAT DE L'ECHEC DE LA CREATION TERMINOLOGIQUE
Une enquête a été menée sur trois ans par Bernd Fugger, professeur à l'Université de Bonn. Elle révèle l'inefficacité de la politique de création terminologique menée par l'Etat français.
1) LES CONDITIONS DE L'ENQUÊTE
Ce sont en tout 5000 exemplaires qui ont été distribués à des cadres et à des employés dans le service public dans L'Est de la France entre 1980 et 1983.[189] L'échantillon choisi a donc plus de raisons a priori d'être au courant de l'existence des arrêtés ministériels pris en vertu du décret du 7/1/1972 que l'ensemble de la population puisqu'il s'agit de personnes travaillant dans le service public et auxquelles, par conséquent, la terminologie créée s'impose.
Les douze questions posées par le questionnaire poursuivaient deux objectifs. D'une façon générale, savoir ce que les personnes concernées pensent d'une politique, d'une planification et d'une direction de la langue et également savoir si les mots proposés par les arrêtés sont connus et employés. Cette dernière question a pour objet d'évaluer la connaissance des termes créés. Les mots pris en considération ont été choisis au sein d'un arrêté relatif au vocabulaire de l'audiovisuel et de la publicité. Ce sont les mots suivants : Industrie du spectacle, show business, palmarès, hit parade, publipostage, mailing, animateur, disc-jockey, postsonorisation, play back, récepteur de poche, pocket-radio, cadreur, cameraman.
2) DES RESULTATS DECEVANTS
Les résultats de cette enquête semblent aussi surprenants que décevants. En moyenne, seulement 15% des personnes interrogées ont reconnu un rapport entre l'anglicisme et son équivalent préconisé par l'arrêté.[190] Ces constatations donnent une idée de la difficulté rencontrée par l'Etat français pour atteindre le but fixé qui est de remplacer définitivement certains mots d'origine anglaise. Les arrêtés eux-mêmes sont remis en cause. En effet, les arrêtés ministériels paraissent inutiles dans 30% des cas, voire ridicules dans 45% des cas et réalistes dans 25% des cas pour les personne interrogées.
Néanmoins, il ne faut pas s'arrêter à ces résultats décevants. La politique terminologique ne semble pas rejetée, mais elle ne correspond pas, pour le moment et sous sa forme actuelle, à l'attente des individus. Si 25% des personnes interrogées considèrent qu'une planification de la langue est inutile, affirmant le plus souvent que " la langue est une chose vivante qui doit évoluer et qui n'a pas besoin d'une intervention extérieure ", plus de la moitié des personnes considèrent une planification de la langue comme désirable sous certaines conditions et le dernier quart recommande une planification de la langue en tout cas, " parce que le français est menacé en tant que la langue internationale " ou plus simplement " pour défendre la langue française ".
B - LES RAISONS DE L'ECHEC DE LA POLITIQUE DE CREATION TERMINOLOGIQUE
On peut considérer que les raisons de l'échec de la politique sont de deux ordres. Les unes sont liées à l'inefficacité du dispositif de création terminologique mis en place par l'Etat. Les autres sont liées à l'existence dans la population d'une opposition à toute intervention de l'Etat dans le domaine de la langue qui doit rester " un espace de liberté ".
1) L'INEFFICACITE DE LA POLITIQUE DE CREATION TERMINOLOGIQUE
Dés 1970, l'enrichissement de la langue française est devenu une préoccupation de l'Etat face à la menace de la langue anglaise. D'où la création des commissions de terminologie qui ont pour mission de trouver des équivalents français aux termes anglo-saxons. A partir de 1975, le législateur confère aux termes ainsi créés un effet impératif. En effet, l'article 1 de la loi de 1975 dispose que "le recours à tout terme étranger ou à toute expression étrangère est prohibé lorsqu'il existe une expression ou un terme approuvés par les commissions de terminologie "[191]. Cette obligation d'emploi des termes ainsi crées était assortie de sanctions pénales.
Ce dispositif de création terminologique a été incapable de stopper l'altération de la langue française. D'une part, la langue française se plie mal aux sanctions traditionnelles dont sont assorties nos législations notamment parce qu'il est difficile d'adopter des sanctions dissuasives donc sévères dans un domaine régi par principe par la liberté d'expression et d'en contrôler l'application. D'ailleurs, cette politique de création terminologique a été mal appliquée par les tribunaux qui ont refusé souvent de sanctionner de façon autonome les infractions. En 1994, le gouvernement de Monsieur Balladur reprend la question de l'enrichissement de la langue française pour apporter des modifications à la loi de 1975 notamment en adoptant un régime de sanctions adapté et en étendant le champ d'application de la politique de création terminologique. En réalité, les modifications apportées au droit antérieur sont très légères et dans bien des cas inexistantes. De plus, la décision du Conseil Constitutionnel du 29/07/1994 censurant certaines dispositions de la loi du 4/08/1994 conférant un effet impératif à la création terminologique marque un recul important par rapport au dispositif mis en place en 1975. La France a donc perdu les armes qui lui avaient permis de lutter jusqu'ici, certes inefficacement, contre la dégradation de la langue française. Or, l'état de la langue s'est dégradé depuis les années 70. Privé ainsi de ses moyens d'action, l'Etat est entré dans une phase d'immobilisme.
En tout cas, si à l'avenir le gouvernement devait s'intéresser à cette question, il est important qu'il change son approche de la question. En effet, le droit de la langue française réclame un effort d'imagination et la volonté de convaincre les locuteurs de langue française de la nécessité d'employer les termes crées. Sans aucun soutien des locuteurs de langue française, aucun dispositif d'enrichissement de la langue française ne sera efficace.
2) LES OPPOSITIONS A LA CREATION TERMINOLOGIQUE
Le projet de loi de 1994 relatif à l'enrichissement de la langue française a été accueilli par un concert d'indignations. Les locuteurs de langue française quels qu'ils soient, acceptent mal de se voir imposer une terminologie officielle arrêtée par l'administration. En d'autres termes, ils n'acceptent pas que la règle de droit s'impose à l'usage. Dans leur grande majorité, ils estiment qu'il est nécessaire que l'Etat intervienne dans le domaine de la langue française mais en revanche, il juge inacceptable la réduction de leur espace de liberté. Les médias ont eux tourné en dérision la politique de création terminologique, [192]alors qu'ils auraient pu jouer le rôle d'intermédiaire entre la loi et les citoyens en faisant la promotion et en adoptant les termes nouveaux. D'autres voix se sont élevées pour critiquer la méthode répressive retenue par l'Etat pour réglementer le contenu de la langue française. Comme le notait V.DELAPORTE, " ce ne sont pas les peines d'amende qui peuvent modifier l'évolution d'une langue ". En effet, le juge répressif peut difficilement devenir le censeur des bons usages et suppléer l'absence d'intérêt en profondeur des citoyens pour défendre leur propre langue.
Par conséquent, l'Etat devrait, dans le domaine de la création terminologique, adopter une autre méthode que la contrainte pour imposer les équivalents français approuvés par la commission terminologique en recherchant la soutien de la population et en s'appuyant sur les médias pour promouvoir la diffusion des termes crées et sur les structures éducatives.
Si la politique de création terminologique est inefficace telle qu'elle est menée par l'Etat, il semble cependant qu'elle corresponde à une attente des citoyens.[193] Cette attente est un atout pour l'avenir de la langue française.
II - L'AVENIR DE LA CREATION TERMINOLOGIQUE
Il ne s'agit pas ici d'évoquer l'action des institutions francophones en faveur du rayonnement de la langue française dans le monde. Il s'agit de rechercher ce que le monde francophone peut apporter à la langue française. On verra que le monde francophone peut-être un moyen de stimuler l'enrichissement de la langue française.
A - LES EXEMPLES FRANCOPHONES DE POLITIQUES DE CREATION TERMINOLOGIQUE DYNAMIQUES
Pour illustrer ce dynamisme de la création terminologique, deux pays paraissent particulièrement exemplaires : la Belgique, par la large place qu'elle laisse à l'initiative privée en ce domaine, et le Québec qui a entrepris depuis longtemps une politique d'aménagement terminologique.
1) LA BELGIQUE, LA PRIORITé à L'INITIATIVE PRIVéE
En raison de sa situation géographique et de facteurs linguistiques évidents, la Belgique est très active dans le domaine de la terminologie. Sa spécificité tient au fait que la plupart des activités terminologiques menées dans ce pays sont privées ou informelles. Certes, il arrive que les pouvoirs publics proposent des termes nouveaux. Ainsi, l'Institut Belge de normalisation a publié une soixantaine de normes, comprenant chacune une moyenne de trente termes, consacrés à la terminologie dans certains domaines. Mais l'essentiel des initiatives restent privés. On peut citer en exemple la publication de deux ouvrages : " Le vocabulaire des travaux de peinturage " du Centre Technique de la Construction et " La terminologie bancaire " de l'Association belge des banques. Cette activité a finalement abouti à la création de prés de 15 000 mots français. Comparés aux 2800 termes crées par les commissions de terminologie françaises, on comprend que la Belgique soit un exemple à suivre. De plus, le système présente un autre intérêt. La terminologie belge est apolitique. Elle ne constitue pas un enjeu de pouvoir, ni une source d'agitation. Ce qui n'est pas le cas en France. Néanmoins, l'initiative privée est la cause de difficultés de diffusion, de dispersion des efforts, sans doute de redondances, et nuit enfin à la promotion des travaux.
2) LE QUEBEC, UN EXEMPLE DE L'AMENAGEMENT TERMINOLOGIQUE
Dés 1961, bien avant la France, le Québec lance une politique de création terminologique par la création de l'Office de la Langue Française. Le Québec oriente dés cette époque son intervention vers le " corpus " de la langue. Ainsi, l'Office de la langue française a publié plus de 200 documents terminologiques, lexiques, vocabulaires, dictionnaires. On a également assisté à la parution et au développement de bulletins linguistiques[194], de chroniques de langue dans les journaux des entreprises ou de l'administration et à la radio. Grâce à cette effervescence terminologique, la banque terminologique du Québec offre aujourd'hui un accès direct à 900 000 fiches de terminologies.
On le voit, l'activité terminologique dans certains pays francophones, la Belgique ou le Québec, est souvent plus importante que celle qui existe en France. La place laissée à l'initiative privée est sans doute le secret de cette réussite. La France, si elle veut profiter des termes créés dans le monde francophone, a un rôle majeur à jouer dans la mise en oeuvre d'une coopération terminologique entre ces pays.
B - LA COOPERATION TERMINOLOGIQUE : UN ATOUT POUR LA POLITIQUE D'ENRICHISSEMENT DE LA LANGUE FRANçAISE
Le dynamisme terminologique de certains pays francophones ne peut et ne doit rester sans conséquence en France. En effet, l'une des raisons de l'inefficacité de la politique française de création terminologique est la faible quantité de termes crées par les commissions de terminologie. Cependant, les moyens de la coopération doivent être organiser pour qu'elle soit la plus efficace possible.
1) LES PREMIERS ACQUIS DE LA COOPERATION
L'Etat, dans l'optique d'une amélioration de la terminologie française, recourt de plus en plus fréquemment à des emprunts de certains mots créés par des pays francophones pour les insérer dans nos dictionnaires. Ces termes ont un avantage considérable sur ceux des arrêtés ministériels et il faudra en tenir compte à l'avenir. En effet, ils correspondent déjà à une réalité et à une pratique. Ainsi, l'Académie Française a déclaré recommandable un certain nombre de mots apparus et utilisés dans diverses parties du monde francophone.
A titre d'exemples, on peut citer certains termes créés et employés au Québec :
Barguiner : commercer, marchander.
Brunante : déclin du jour, équivalent du terme anglo-américain
cocooner.
Foresterie : industrie forestière.
La Belgique apporte également sa contribution à l'enrichissement de la langue française :
Brette : dispute.
Chantoir : excavation où s'engouffre un cours d'eau.
L'Afrique vient également enrichir la langue française:
Essencerie: station de distribution de carburants pour véhicules automobiles.[195]
2) LA PLACE CROISSANTE DE L'INITIATIVE PRIVEE
Nous avons vu à quel point la création et la diffusion des mots nouveaux ont du mal à s'affirmer en France, même dans les seuls circuits administratifs. Le défaut majeur de cette politique de création terminologique est sans doute de ne pas suffisamment impliquer les personnes privées. Le Conseil Economique et Social s'est ému de cette situation et a émis le voeux de voir développer et populariser l'information terminologique. Il propose ainsi la création d'une revue spécifique, destinée à un large public, relative à la terminologie. Il propose également de lancer des campagnes de messages télévisés et radiodiffusés afin de populariser les enjeux linguistiques, de diffuser les principales créations terminologiques et de donner une image moderne à la création terminologique.
Toutefois, si la population dans l'ensemble ne se sent pas encore concernée par la création terminologique, on le voit ces dernières années en France, à l'instar des principaux pays francophones, de grandes entreprises, publiques ou privées, comme l'Aérospatiale, IBM-France, Bull, Sonovision, Air France créent des fichiers terminologiques informatisés. Des activités terminologiques ne cessent de s'affirmer en France au sein des organismes de recherche, des établissements universitaires et des traducteurs. Le rôle de l'Etat en matière de terminologie est également en évolution. De producteur, il devient progressivement coordinateur aussi bien sur le plan national pour stimuler les initiatives privées que sur le plan international pour favoriser la coopération francophone.
Si ces changements se confirment, il sera nécessaire de redéfinir le rôle des commissions de terminologie au sein de cette politique de création terminologique ouverte a l'initiative privée. Pour l'instant, la réglementation relative à l'enrichissement de la langue française n'a pas encore intégré cette nouvelle approche de la matière.
Sous ce titre, nous entendons mentionner les dispositions de droit international et de droit interne qui peuvent peser sur la liberté de l'Etat de légiférer ou de réglementer dans le domaine linguistique. En d'autres termes, il faudra envisager la question de la compatibilité du droit voué à la langue française avec des normes supérieures internationales pour les unes, nationales pour les autres.
[180] J.Brunhes, 2éme Séance du 3/5/1994 JOAN CR 4/5/1994, page 1370.
[181] Y.Claisse, Le droit de la langue française, PETITES AFFICHES 22/4/1994, Ndeg.48.
[182] La documentation Française, Deuxième rencontre internationale, " L'avenir de la langue française par et au-delà des législation linguistiques ", Paris 1986 page 41.
[183] La loi de 1975 ne prévoyait pas de sanctions pénales spécifiques, les infractions à la loi étant constatées seulement à l'occasion d'autres infractions au Code de la Consommation..
[184] L'agrément est notamment subordonné à la justification d'une durée d'existence de l'association de deux années, d'un nombre suffisant de cotisants et d'une activité effective et publique en vue de la défense de la langue française dans le respect des autres langues et cultures.
[185] Ce rapport peut-être utile à la double condition, que le gouvernement fasse un rapport sérieux, et que le Parlement prenne effectivement en considération ce rapport et en tire les conséquences.
[186] Dés qu'il sera publié, nous le ferons figurer en annexe de cette étude.
[187] La loi Québécoise de protection du consommateur du 14/7/1971 oblige les commerçants à rédiger leur contrat en langue française sous peine de nullité.
[188] Y.Claisse supra ndeg.182.
[189] Bernd Fugger, Les Français et les arrêtés ministériels, revue La Banque des Mots, ndeg.18, Janvier 1980 page 53-62 et ndeg.25, avril 1983 page 54-62.
[190] 33% des personnes interrogés ont reconnu un rapport entre industrie du spectacle et show business et 7% ont reconnu un rapport entre animateur et disc-jockey.
[191] Supra ndeg.5.
[192] " Effleurant la surface des choses, la dérision dispense de penser ", P.L Lalanne-Berdeuticq.
[193] Infra annexe ndeg.11.
[194] Par exemple, TERMINOGRAMME.
[195] Terme d'origine sénégalaise adopté par l'Académie française, LE MONDE 17/12/1989.
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