Les Sociétés d'Exercice Libéral:
Enjeux de la capitalisation de l'activité libérale

par Cyril Tardif


Introduction


Le monde libéral subissant les mêmes influences que l'ensemble des autres secteurs d'activités a largement évolué durant les quinze dernières années. L'augmentation de la concurrence et la complexité croissante des disciplines libérales ont conduit les intervenants, professionnels et pouvoirs publics, à s'accorder sur la nécessité de favoriser l'exercice en société permettant l'exercice même de la profession.

La création de tels groupements d'exercice doit être de nature à permettre aux professionnels libéraux de trouver les capitaux nécessaires pour atteindre une taille suffisante afin de résister à la concurrence européenne et mondiale. Les sociétés de capitaux qui, en matière commerciale, répondent à ces critères ont semblé constituer une forme d'organisation sociale adaptée pour parvenir à remplir les objectifs qui préoccupaient le monde libéral.

En 1990, lors de la réforme des professions du droit, il est apparu opportun à l'ensemble des parties associées aux travaux, de doter le monde libéral de nouvelles structures juridiques permettant l'exercice de la profession et disposant d'une vocation capitaliste.

Cette volonté s'est concrétisée par la loi No 1258 du 31 décembre 1990 qui a mis en place le statut des sociétés d'exercice libéral.

La création de ce nouveau mode d'exercice fait resurgir un des problèmes qui affectent les professions libérales.

En effet, si définir le monde libéral est relativement simple, puisqu'il s'agit d'une part, de l'ensemble des personnes physiques exerçant une profession libérale et des groupements ou sociétés permettant l'exercice ou exerçant ces mêmes professions et d'autre part, des offices et officiers publics ou ministériels, la définition générique de la profession libérale s'avère plus complexe.

Certes, certaines professions sont traditionnellement reconnues comme libérales mais, ni la pratique, ni la doctrine n'en donne de définition générale. Cette absence est logique puisque le droit ne donne pas de définition de la profession libérale malgré l'opposition très tranchée entre le droit des affaires et le droit civil.

Toutefois, les professions libérales ont été divisées en familles et en catégories. Ainsi les professions libérales sont-elles habituellement divisées en trois principales familles: médicale, juridique et technique, au sein desquelles s'opposent les professions qui sont organisées en ordres et celles qui ne le sont pas.

La dichotomie qui marque le système juridique français entre le droit civil et le droit commercial permet toutefois de donner une première définition de la profession libérale. Il s'agit d'une profession qui ne relève pas du droit commercial. L'application de la réglementation commerciale suffit à écarter la qualité de profession libérale, mais ne saurait être un élément suffisant pour qualifier l'activité libérale.

En l'absence de définition juridique et légale de la profession libérale, une activité pour être qualifiée de profession libérale doit répondre à un ensemble d'indices caractéristiques. Ce faisceau d'indices s'articule autour de la prédominance de l'activité intellectuelle, de l'exercice personnel et indépendant d'une science ou d'un art.
Deux éléments objectifs, l'imposition au titre de la catégorie fiscale des bénéfices non commerciaux et l'exercice d'une activité non salariée, viennent ensuite renforcer ces indices. Ces deux éléments, l'un d'ordre fiscal et l'autre d'ordre social, sont les deux seuls critères strictement juridiques qui permettent de considérer que la profession est libérale.

L'Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques considère comme membres d'une profession libérale les "personnes établies à leur propre compte qui ne font pas partie de l'industrie et du commerce et qui exercent une profession dont l'activité demande une instruction supérieure". Selon cette définition, la seule différence qui distingue les professions libérales des autres professions civiles non salariées tient au niveau d'études nécessaire pour exercer l'activité. Néanmoins, elle permet de dégager des traits communs à toutes les professions libérales, l'exercice d'une activité civile, en toute indépendance, et requérant une formation importante.

L'activité libérale est par nature civile, c'est un caractère essentiel et préalable à tout autre. Cette nature civile de l'activité conduit à écarter certaines attitudes courantes dans le cadre commercial, telle que la spéculation.

De plus, elle reste civile même si le professionnel fait, dans l'exercice de sa profession, des actes de commerce notamment, l'achat de produits pour les revendre dans un cadre accessoire.

Cependant, la profession de pharmacien qui entre dans la catégorie des professions libérales est une profession qui confère la qualité de commerçant. Cette qualité de commerçant est reconnue au pharmacien lorsqu'il achète des marchandises pour les revendre.

Si le pharmacien est considéré comme commerçant, ce n'est pas parce que la profession est commerciale par nature, mais car son activité est désormais dominée par l'achat de marchandises pour les revendre. L'évolution de la profession a conduit à reconnaître au pharmacien la qualité de commerçant en lui conservant toutefois les caractéristiques traditionnelles d'une activité libérale.

Le pharmacien est, par ailleurs, le seul professionnel libéral qui exploite un fonds de commerce. Pour les autres professionnels, le caractère civil attaché aux activités libérales entraîne des conséquences importantes en matière de transmission de la clientèle ainsi que sur les modes d'exercice. Les sociétés et groupements dont la création donne la qualité de commerçant sont ainsi interdits, ce qui conduit le législateur à mettre en place des modes d'exercice spécifiques aux professions libérales.

Cette activité de nature civile consiste, pour l'ensemble des professions libérales, à fournir un travail intellectuel. La maîtrise de la connaissance qui permet la pratique de l'activité libérale est en principe sanctionnée par la détention d'un diplôme. Ainsi, pour être autorisé à exercer, le postulant devra avoir réussi, soit un concours, soit un examen, soit encore avoir rempli une obligation minimale d'années d'études.

En outre, la nécessité d'assurer une protection des personnes appelées à recourir aux services des professionnels libéraux les ont conduit à s'imposer des devoirs à respecter. Cette volonté de protection de la clientèle face à des professionnels qui interviennent dans des secteurs sensibles de la vie de la personne a été reprise par le législateur qui a mis en place des organismes professionnels chargés de veiller au respect des obligations qui pèsent sur les praticiens. Ces ordres professionnels sont dotés de prérogatives de puissance publique pour mener à bien leur mission, dont la plus importante concerne l'inscription au tableau et le contrôle disciplinaire. L'existence d'un ordre est par conséquent un élément spécifique à la qualité de profession libérale.
A coté des professions organisées en ordres, d'autres, en l'absence d'organismes légaux, ont mis en place des organisations professionnelles qui remplissent des objectifs similaires où domine toujours l'impérieuse nécessité de respecter des règles déontologiques.

Le corollaire de ces devoirs moraux et principalement de l'indépendance réside dans une responsabilité illimitée, sans aucune restriction possible, dans l'exercice de la profession à l'égard des clients.

A la vue de ces éléments, une profession libérale peut se définir comme toute activité de nature civile visant à la prestation d'un service intellectuel ou à la fourniture d'un travail intellectuel exercée par une personne titulaire d'un diplôme spécifique, sous sa propre responsabilité, dans le respect de règles déontologiques et sous le contrôle d'organismes professionnels, dotés, le cas échéant, de prérogatives de puissance publique.

Cette définition classique d'une profession libérale va servir de référence pour déterminer l'évolution subie par ce type d'activité, ainsi que pour cerner le champ d'application de la loi No 1258 du 31 décembre 1990.

Le monde libéral ne se compose cependant pas des seules professions libérales, mais également, d'offices publics et ministériels qui sans être des professions libérales dispose d'un statut juridique, fiscal et social semblable à maints égards. Les principales différences entre les offices et les professions libérales résident dans la nomination par le Ministre de la Justice des titulaires, dans le bénéfice d'un monopole qui résulte du nombre limité d'offices, dans la délégation de l'autorité publique pour les offices publics et dans le droit de présentation par le titulaire de son successeur à l'agrément du ministre.

Les autres différences qui séparent les offices des professions libérales, notamment dans l'exercice de la fonction et de l'administration de la discipline, découlent de la nomination intuitu personae des officiers par le Garde des Sceaux.

Les transformations de la société, l'accroissement de la concurrence dû à l'augmentation des vocations et à la création d'un véritable marché commun au sein de l'Union Européenne obligent les membres des professions libérales à gérer leur activité dans des conditions semblables à celles d'une entreprise commerciale.

Cette nécessité d'administrer l'activité libérale comme une entreprise va entraîner une distanciation par rapport aux critères qualificatifs de la profession libérale.

L'émergence de la notion d'entreprise libérale se heurtait néanmoins au manque de structures juridiques permettant de diriger un cabinet selon les nouvelles exigences de l'activité.

Certes, des dérogations ponctuelles et spécifiques accordèrent, dès 1945, l'exercer de certaines professions libérales sous forme de sociétés commerciales, mais elles sont restées limitées. Dès lors, pour mettre fin à cette situation et plutôt que de procéder par de nouvelles dérogations, une réforme d'ensemble des modes d'exercice des professions libérales a été entreprise. Les nouveaux modes d'exercice vont s'inspirer de sociétés commerciales et plus particulièrement des sociétés de capitaux. Cette catégorie de société qui n'est pas expressément reconnue par le droit, repose sur des principes antagonistes de ceux du monde libéral. A l'inverse des sociétés de personnes qui se constituent en considération de la personne des associés et dont les membres sont solidairement et indéfiniment responsables des dettes sociales, les sociétés de capitaux sont constituées en considération des capitaux apportés. Les associés des sociétés de capitaux dont les droits sociaux sont librement transmissibles, ne sont en outre responsables du passif social qu'à concurrence de leurs apports.

La limitation de la responsabilité des associés et l'absence d'intuitu personae dans la constitution de la société sont a priori inconciliables avec l'exercice en commun d'une profession libérale, mais les impératifs économiques ont néanmoins conduit à prendre les sociétés de capitaux comme modèle pour mener à bien la réforme.

Ainsi, la loi No 90-1258 du 31 décembre 1990 met-elle en place les statuts de trois nouvelles sociétés: les sociétés d'exercice libéral à responsabilité limitée, les sociétés d'exercice libéral à forme anonyme et les sociétés d'exercice libéral en commandite par actions.

Cette nouvelle modalité d'exercice est offerte aux professions libérales "soumises à un statut législatif ou réglementaire ou dont le titre est protégé", et ne s'applique par conséquent qu'à une partie des professions libérales. En effet, la notion de profession réglementée est plus précise que celle de profession libérale et est souvent utilisée par les textes qui mettent en place les groupements d'exercice de ces professions. Il s'agit principalement des professions médicales, juridiques et techniques, organisées en ordres, et des offices publiques et ministériels et par ailleurs des professions dont le titre est protégé regroupant en majorité des experts de différentes spécialités.

Le champ d'application de la loi est en conséquence susceptible de varier en fonction des avancées législatives en matière de réglementation ou de protection du titre des professions libérales. En outre, comme la loi No 90-1258 est applicable en elle-même, l'absence de décret d'application pour une profession réglementée ou dont le titre est protégé, ne fait pas obstacle à la constitution de société d'exercice libéral pour son exercice.

La mise au point du statut de sociétés d'exercice libéral résulte d'un compromis entre les possibilités capitalistes des SARL, SA et SCPA et le respect des caractéristiques des professions libérales. Les sociétés d'exercice libéral doivent allier les aptitudes d'accumulation de richesses, de croissance du chiffre d'affaires et de distribution de bénéfices de la société de capitaux, à l'exercice d'une profession libérale marquée par la nécessaire indépendance, la prééminence des règles déontologiques et le caractère personnel.

Les caractéristiques des sociétés commerciales dont émanent les sociétés d'exercice libéral ont été aménagées afin de préserver la spécificité des professions libérales qui ne pouvait être remise en cause.

Cependant, les modifications apportées aux trois formes de sociétés commerciales sont d'une telle importance que les sociétés d'exercice libéral ne sont pas de simples sociétés commerciales dérogatoires au régime général défini par la loi du 24 juillet 1966, mais des sociétés autonomes en rupture totale avec le droit des sociétés commerciales.

Les sociétés d'exercice libéral vont désormais permettre aux professionnels de constituer des sociétés de capitaux dans la plupart des activités libérales. L'originalité de ces nouvelles structures, outre de faire cohabiter deux notions antinomiques, est de mettre en place une réglementation globale de l'exercice capitaliste des professions libérales.

La globalité de l'objectif de la réforme a conduit à mettre en place des sociétés d'esprit transactionnel qui prennent en compte les différents aspects d'un monde hétéroclite et peuvent dès lors apparaître complexes à mettre en oeuvre. Cependant les sociétés d'exercice libéral semblent répondre aux principales attentes des professionnels.

Le législateur a su définir un groupement d'exercice dont l'originalité n'a d'égal que sa complexité. D'inspiration transactionnelle, la loi No 90-1258 du 31 décembre 1990 combine des aspects du monde commercial et du monde libéral.

Ainsi, les sociétés d'exercice libéral se caractérisent par l'organisation d'une activité civile au sein d'une forme commerciale. La primauté de cet objet civil conduit à faire prévaloir des principes libéraux tel que la compétence des tribunaux civils, soutenus par la hiérarchisation de la détention du capital social qui confère aux professionnels la maîtrise de l'entreprise.

L'aspect commercial se retrouve en matière fiscale et sociale. Le régime fiscal de l'impôt sur les sociétés et la réglementation sociale habituellement conférée aux salariés doivent apporter l'assurance de la croissance de l'activité et une protection accrue des praticiens.

La combinaison de l'ensemble de ces aspects a pour but de répondre aux besoins des professions libérales qui, en pleine mutation, ne pouvaient évoluer dans les structures préexistantes. Certes, les sociétés d'exercice libéral comportent des inconvénients qui ne devraient toutefois pas compromettre leur développement.


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©1997 - Jérôme Rabenou